Je me sers souvent de Duolingo et j’ai essayé pas mal de cours – je suis arrivé à la fin des cours d’allemand, de russe et de polonais. Il y a quelques mois, j’ai commencé leur cours de turc sans autre raison que « ça a l’air d’une langue intéressante ». Et je suis arrivé au bout. Voyons donc les choses les plus intéressantes en turc.
Le vocabulaire
Ce n’est pas très étonnant : le turc a énormément emprunté à l’arabe. En fait, il me semble que la plupart des mots qui ne sont pas clairement d’origine européenne et qui font exception à l’harmonie vocalique (notamment avec un a dans le même mot qu’un i ou un ü) ont une origine arabe. Les emprunts à l’arabe se comptent par centaines et ça inclut des mots aussi courants que insan (personne), dünya (monde), aşk (amour), acil (urgent)… Ça doit beaucoup faciliter l’apprentissage du vocabulaire si on connaît déjà l’arabe, mais ce n’est pas mon cas.
Les emprunts au persan sont, eux aussi, très nombreux, mais ça ne m’aide pas des masses non plus parce que je ne connais rien au persan.
Plus étonnant, le turc a beaucoup de mots directement empruntés au français : müzik, üniversite, proje, ünite, konferans, biyoloji, ansiklopedi, şato (château)…
Grâce à mes maigres connaissances en hongrois, j’ai pu reconnaître quelques mots : cep (poche, zseb), piyasa (marché, piac), elma (pomme, alma), kapı (porte ; kapu : portail).
Mes connaissances encore plus maigres en géorgien m’ont aussi permis de reconnaître quelques mots similaires : kalem (stylo ; კალამი, k’alami), saat (heure ; საათი, saati), çanta (sac ; ჩანთა, chanta), pencere (fenêtre ; ფანჯარა, panjara), bahçe (jardin ; ბაღი, baghi). Les deux premiers sont d’origine arabe, les autres d’origine persane.
Enfin, le russe a pas mal de mots d’origine turcique1, d’où certaines ressemblances : kabak (courge ; кабак, kabak), ayva (coing ; айва, ajva)2, fındık (noisette ; фундук, funduk), üzüm (raisins ; изюм, izjum : raisins secs), baş (tête ; башка, baška : caboche)3, fasulye (haricot ; фасоль, fasol’)4. Chose amusante : saray veut dire « palais », alors qu’en russe (сарай), c’est une remise ou une grange.
Malgré tous ces emprunts, cependant, le vocabulaire turc est en majorité complètement étranger à ceux qui ne connaissent pas une langue apparentée.
La grammaire
La grammaire turque est déroutante. C’est peut-être la plus dépaysante parmi les langues auxquelles je me suis intéressé de près ou de loin (à part le japonais) – même le géorgien, même si la grammaire turque est moins difficile parce qu’elle est beaucoup plus régulière.
La grande particularité est le caractère agglutinant de la langue : pour traduire un seul mot, il en faut souvent plusieurs en français. Par exemple : Bana inanmıyorsan, gidebilirsin. (« Si tu ne me crois pas, tu peux partir »). Mot à mot :
- bana : à moi ;
- inan- : croire,
- -m- : négation,
- -ıyor- : présent continu,
- -sa- : si,
- -n : tu ;
- gid- : aller,
- -ebil- : pouvoir,
- -ir- : présent,
- -sin : tu.
Ce n’est pas toujours évident de savoir décomposer un mot, et la négation est souvent un petit -m- caché au milieu d’un long mot.
Une autre grande difficulté, c’est l’ordre des mots : il est bien souvent opposé à celui du français. Certains éléments peuvent être déplacés dans la phrase, mais le verbe est toujours à la fin. (C’est une règle qui est assez stricte, sauf dans les chansons où on peut apparemment faire un peu ce qu’on veut). Illustration : Hasta olmamak için portakal suyu iç! (« Bois du jus d’orange pour ne pas être malade ! »). Mot à mot : « Malade ne-pas-être pour orange son-eau bois. »
Ou encore une des phrases les plus longues que Duolingo m’ait données :
Dünya’daki fındıkların yüzde yetmiş beşinin Türkiye’de üretildiğini biliyor musun?
Qui-sont-dans-le-monde des-noisettes dans-cent de-leur-soixante-quinze en-Turquie leur-fait-qu’ils-sont-produits sais est-ce-que-tu ?
Sais-tu que 75 % des noisettes dans le monde sont produites en Turquie ?
Une structure extrêmement courante en turc est l’expression de la possession avec un suffixe sur le possédé. Par exemple : evim (ma maison), arkadaşlarımız (nos amis), komşun kedisi (le chat du voisin, littéralement « du voisin son chat »). Cette structure a plus d’usages que la possession en français : Türk kahvesi (café turc).
Un phénomène essentiel en turc mais inconnu en français est l’harmonie vocalique : les suffixes ont plusieurs formes en fonction de la dernière voyelle du mot. Par exemple, le suffixe -sin signifie « tu es » et peut prendre les formes suivantes :
- yorgunsun (tu es fatigué),
- büyüksün (tu es grand),
- gençsin (tu es jeune),
- okuldasın (tu es à l’école).
Le turc n’a aucune préposition, mais des postpositions qui se mettent après le mot concerné. Beaucoup de postpositions sont en réalité des noms : « sous » se dit altında, qui se décompose « à (-da) son (-ın) dessous (alt) ». « Sous la table » a exactement la même structure que « dans la maison du voisin » (masa-nın alt-ın-da / komşu-nun ev-in-de).
Une langue régulière ?
Le turc est parfois présenté comme une langue régulière avec peu d’exceptions. Je dois dire que c’est plutôt vrai : par exemple, je ne connais pas un seul pluriel irrégulier. Les suffixes peuvent généralement avoir plusieurs formes différentes, mais ce sont des phénomènes réguliers.
En fait, la principale irrégularité à laquelle je peux penser, ce sont les qui mots font exception à l’harmonie vocalique (ce sont apparemment des mots d’origine arabe et française). L’accusatif de kalb (cœur) est kalbi, et pas *kalbı comme on aurait pu s’y attendre. Pareil pour rol (rôle) qui donne rolü et pas *rolu5.
Il y a aussi quelques irrégularités dans les pronoms : le datif de ben (je) est bana, et pas *bene.
Turc et hongrois
Il y a beaucoup de mythes qui circulent sur la relation du turc aux autres langues. Je suis par exemple tombé sur une vidéo où il est mentionné que le turc « appartient à la branche altaïque des langues ouralo-altaïques » et serait donc apparenté au japonais, au coréen, au mongol, au finnois et au hongrois. C’est faux : le turc appartient à la famille des langues turques6, tout comme par exemple l’azéri, le kazakh, le tatar, l’ouzbek, l’ouïghour, etc. La famille des langues altaïques, qui inclut les langues turques, mongoles et toungouses et, dans certaines versions, le coréen et le japonais, est aujourd’hui rejetée par la majorité des linguistes. Quant à la famille ouralo-altaïque (qui inclurait les langues altaïques et les langues ouraliennes, dont le finnois et le hongrois), elle est encore moins prise au sérieux.
La croyance que le hongrois et le turc sont apparentés me semble assez répandue et je peux comprendre pourquoi : à première vue, on trouve beaucoup de ressemblances : le caractère agglutinant, l’harmonie vocalique, l’absence de genres, le fait qu’il y ait des postpositions, l’expression de la possession… Ainsi, pour dire « J’ai un chien », on dira dans les deux langues « mon chien il y a », respectivement Kutyám van et Bir köpeğim var. Et pour dire « dans mon pays », on utilise des suffixes qui jouent le même rôle et dans le même ordre : az ország-om-ban (le hongrois a un article défini en plus) et ülke-m-de.
Mais les ressemblances, assez superficielles, s’arrêtent là. Le fonctionnement des verbes est très différent, la syntaxe aussi, et surtout le vocabulaire n’a rien en commun, à part quelques emprunts. J’ai trouvé la grammaire turque beaucoup plus étrangère que la grammaire hongroise, mais je peux imaginer qu’un Hongrois sera moins dérouté que moi, ou qu’un Turc trouvera le hongrois plus familier que le français.
Apprendre sur Duolingo
C’est la première fois que j’essaie d’apprendre les bases d’une langue uniquement avec Duolingo (j’ai juste un peu lu les pages de Wikipédia en anglais sur le turc). Dans l’ensemble, je trouve le cours assez bien fait. Chaque leçon est accompagnée d’explications sur la grammaire assez bien faites.
Je regrette cependant qu’il n’y ait quasiment rien à propos de la prononciation. Je n’ai par exemple rien appris concernant l’accent tonique – il est apparemment plutôt prévisible, mais certains suffixes sont accentués, d’autres non et d’autres attirent l’accent sur la syllabe précédente. Aucune explication non plus sur la palatalisation de k, g et l (même si j’imagine qu’on reste compréhensible pour les Turcs si on n’y fait pas attention). J’aurais aussi bien aimé quelques explications sur la prononciation exacte de r.
Enfin, les leçons ont des difficultés trop variables. L’une des pires leçons était celle sur le suffixe -sa (« si »), qui peut se combiner avec plusieurs temps différents. Il y aurait pu y avoir plusieurs leçons pour introduire ces combinaisons peu à peu, mais à la place il y a eu une seule leçon avec des phrases à rallonge et plein de nouveaux mots.
Globalement, ça confirme ce qu’on dit généralement de Duolingo : c’est bien en complément mais tout seul, ça ne suffit pas. Après avoir fini le cours, je ne parle pas du tout turc, mais j’ai quand même appris des choses intéressantes.
Le turc va probablement rejoindre la longue liste des langues que j’ai un jour plus ou moins étudiées mais que je ne parle pas. Mais je ne serai pas contre en apprendre plus un jour : c’est une langue belle et intéressante, mais aussi très parlée ; ce serait intéressant de le comparer à d’autres langues turques, et j’irais bien en Turquie un jour (pour l’instant j’ai juste passé quelques heures à Istanbul).
- Le russe a emprunté peu de mots au turc moderne ; ces mots sont plutôt des emprunts à des langues comme le turc ottoman, le tatar de Crimée ou le tatar.
- « Coing » n’est pas un mot qu’on rencontre tous les jours, mais je suis tombé sur cette vidéo d’un mec qui va au supermarché et dit le nom des fruits et légumes qu’il voit.
- C’est un peu un faux ami parce qu’en turc, başka veut dire « autre ».
- Ce n’est pas un mot turc à l’origine, le turc l’a pris au grec et le russe au latin.
- C’est dû au fait que le l soit palatalisé, ce qui n’est pas reflété dans l’orthographe – voilà une autre petite irrégularité
- En français on trouve aussi le mot « turcique » qui est plus rare, mais que je préfère parce qu’il évite la confusion entre « la langue turque » et « les langues turques ».