La dernière fois que je suis revenu en France, plusieurs personnes que je n’avais pas vues depuis longtemps et qui savent que je m’intéresse aux langues m’ont demandé « Combien de langues tu parles maintenant ? » Mais je ne peux pas répondre à cette question en annonçant simplement un nombre. J’ai commencé à expliquer que ce n’est pas aussi simple, que je ne les parle pas toutes couramment, mais des membres de ma famille qui semblent me prendre pour un génie mais qui, je crois, surestiment mes capacités m’ont dit que j’étais modeste et que je devrais mentionner des langues que j’ai étudiées à un moment ou à un autre, alors que je pourrais à peine les baragouiner aujourd’hui.
Mais ce n’est pas une question de modestie : tout dépend de ce qu’on entend par « parler une langue ».
Que veut dire « parler une langue » ?
Si vous voulez lancer une discussion sans fin parmi des polyglottes, posez-leur cette question. (Variante : que veut dire « parler une langue couramment ? ») Quand on leur demande combien de langues ils parlent, certains polyglottes répondront « aucune » ou « une » (là, je crois qu’on peut effectivement parler de modestie), d’autres n’hésiteront pas à répondre qu’ils en connaissent une dizaine, mais dans la plupart des cas vous n’aurez pas de réponse simple.
En fait, chacun semble avoir sa définition de « connaître une langue ». Pour Benny Lewis, polyglotte irlandais assez populaire chez les amateurs de langues anglophones, et souvent critiqué, entre autres à cause du titre de son blog, « parler couramment en trois mois », que beaucoup trouvent irréaliste, « parler couramment » veut dire pouvoir utiliser la langue pour vivre sa vie quotidienne sans trop de problèmes et pouvoir se faire des amis dans cette langue. Pour le linguiste français Claude Hagège, « connaître parfaitement une langue, c’est être capable de saisir des jeux de mots débités sur un ton très rapide par des usagers natifs, et la parler sans être identifié comme un étranger » (source).
Selon la définition du premier, je dois parler quatre ou cinq langues. Avec les critères du deuxième, je ne parle pas couramment anglais et très peu de gens sont capables de parler couramment une langue étrangère. Bien sûr, beaucoup de gens ont une définition entre ces deux extrêmes, mais il est de toute façon impossible de déterminer à partir de quel niveau on peut dire « je parle cette langue ».
Combien, alors ?
À la rencontre polyglotte à laquelle j’ai assisté en mai, tous les participants avaient un badge sur lequel ils pouvaient écrire la liste des langues qu’ils parlaient. J’en ai mis six, triées par niveau : le français, l’espéranto, l’anglais, le slovaque, le russe et l’allemand. Est-ce que je peux vraiment dire que je parle six langues ? Il peut être difficile de juger de manière objective son niveau dans une langue étrangère, mais voyons-les cas par cas.
- Le français : là, pas de doute, c’est ma langue maternelle, je parle français.
- L’espéranto : je n’ai pas de problème pour le parler, l’écrire et le comprendre, et je fais peu de fautes. La plupart du temps, j’en fais quand je ne suis pas attentif. De temps en temps, il me manque un mot pour bien exprimer ma pensée, mais en général je n’ai aucun problème pour dire tout ce que je pourrais dire dans ma langue maternelle. Mon cas est un peu particulier, parce que je l’utilise dans ma vie de tous les jours, donc j’ai passé plus de temps à le pratiquer que l’espérantiste moyen (si parler d’« espérantiste moyen » a un sens), mais parler couramment espéranto n’est pas un exploit : je crois que n’importe qui peut l’apprendre à un bon niveau.
- L’anglais : je n’ai pas de problème pour lire de l’anglais (je crois que je le lis même plus rapidement que l’espéranto), même s’il m’arrive de tomber sur des mots inconnus, surtout dans des textes littéraires. Quand j’écris en anglais, je ne fais pas de grosses fautes (si je fais un peu attention), mais je passe beaucoup de temps à me demander si mes phrases ne sont pas bizarres pour un anglophone. Je peux comprendre de l’anglais parlé, en tout cas s’il est parlé avec un accent américain standard ; avec certains accents, ça peut rapidement devenir incompréhensible. Je peux m’exprimer à l’oral sans trop de difficultés, même si j’ai assez souvent des doutes sur la prononciation et que mon accent est clairement étranger. Il y a beaucoup de mots que je comprends si je les rencontre mais que je n’utiliserais pas activement. Ce n’est pas vraiment un exploit non plus : l’anglais est tellement omniprésent qu’on peut difficilement y échapper, et j’ai passé beaucoup de temps à lire des sites Internet et des livres et à regarder des films en anglais.
- Le slovaque : là, c’est plus difficile. Je connais bien la grammaire, mais il me manque encore beaucoup de mots. Le vocabulaire a l’air infini, quand je cherche un mot dans le dictionnaire j’ai l’impression que tous les mots ont quatre ou cinq synonymes avec des nuances insaisissables. Je peux lire le journal en comprenant en gros ce qui est dit, mais je dois sortir le dictionnaire pour comprendre les détails. La compréhension écrite dépend beaucoup du type de texte et du sujet traité : je comprends assez bien les descriptions sous les photos de mon calendrier, et je comprends presque toutes les explications dans un livre de grammaire en slovaque alors que les livres pour enfants sont bien plus difficiles. À l’oral, je peux écouter une conférence sur un sujet qui m’est familier et bien comprendre. Quand quelqu’un me parle directement, je comprends presque tout (sauf certaines personnes qui sont bizarrement plus difficiles à comprendre) : je peux avoir des conversations en slovaque sans avoir besoin de réfléchir avant chaque mot, mais je dois assez souvent reformuler. Je ne fais pas énormément d’erreurs, surtout à l’écrit parce que j’ai plus de temps pour réfléchir, mais j’ai encore du mal avec l’ordre des mots et mes phrases et mes choix de mots sont assez souvent bizarres ou amusantes pour les Slovaques. Mais quand les Slovaques parlent entre eux, ça devient beaucoup plus dur, j’ai du mal à suivre et je décroche rapidement. Je peux difficilement intervenir dans une conversation entre Slovaques, parce que je temps que je réfléchisse à comment dire ce que je veux dire, quelqu’un a déjà pris la parole. J’ai aussi du mal à suivre la télévision, mais, étrangement, j’ai remarqué que les séries doublées sont beaucoup plus faciles à comprendre que les vrais programmes slovaques. En fait, tout dépend de la situation et de mon état d’esprit : parfois je me dis « Je parle bien slovaque, en fait », et parfois « Je ne parlerai jamais cette langue ». Chose amusante, j’ai constaté qu’après avoir bu, je parle vachement mieux slovaque… Quoi qu’il en soit, on m’a déjà dit « Je n’ai jamais rencontré d’étranger qui parle slovaque aussi bien que toi » — probablement parce que presque personne n’apprend le slovaque, mais ça fait toujours plaisir à entendre.
- Le russe : tout ce que j’ai dit sur le slovaque s’applique essentiellement au russe, sauf que mon niveau est moins élevé : je connais mieux la grammaire du slovaque que celle du russe, j’hésite plus quand je parle, mon accent est probablement meilleur en slovaque et je comprends très difficilement la télévision russe. Lire est plus fatiguant : je sais lire l’alphabet cyrillique mais ça demande quand même un effort supplémentaire (et quand le texte est manuscrit, ça me prend au moins trois fois plus de temps, quand l’écriture n’est pas illisible). Je me débrouille quand même assez pour avoir des vraies conversations et on m’a déjà dit « Je n’ai jamais rencontré de Français qui parle aussi bien russe ». Mais dans presque toutes les langues, les gens vous feront des compliments si vous la parlez ne serait-ce qu’un peu.
- L’allemand : j’ai passé un certain nombres d’années à l’apprendre à l’école, mais quand j’ai essayé de le parler à Berlin, c’était un désastre : j’avais du mal à parler de ma vie. Je dois pouvoir arriver à communiquer, mais il faut que j’aie affaire à un interlocuteur patient. Je connais encore bien la grammaire, mais il me manque de la pratique et énormément de vocabulaire utile dans la vie de tous les jours. J’ai réussi à comprendre l’essentiel d’une présentation en allemand, mais c’était sans doute parce que je connaissais déjà le sujet et que ce n’était pas la langue maternelle de l’intervenant.
Parmi les langues que je peux un peu comprendre (surtout à l’écrit), il y a l’espagnol, le tchèque, le polonais et l’italien. Mais là encore, ça dépend beaucoup de la situation : je peux aller sur Wikipédia en italien et assez bien comprendre, j’ai pu saisir la majeure partie d’une conférence en italien, mais mettez-moi à côté de jeunes Italiens en train de discuter en argot et je vous garantis que je ne vais rien comprendre. J’ai d’ailleurs entendu une phrase assez amusante mais vraie pendant la rencontre polyglotte : « Le plus dur, dans une langue étrangère, ce n’est pas de lire un article scientifique, c’est de comprendre des ados dans le bus. »
Bref, je pense pouvoir dire que je parle français, espéranto et anglais, à moins d’utiliser des critères vraiment exigeants. Dire que je parle slovaque ou russe me paraît exagéré, mais dire que je ne parle pas slovaque ou russe serait aussi faux. Prétendre parler allemand, ce serait vraiment exagérer.
Bon, combien alors ? Si je n’ai pas le temps de rentrer dans les explications, je pense que la réponse la plus courte et la plus correcte est : « Entre 3 et 5, ça dépend de ce que vous appelez “parler une langue”. »
Voilà une explication très efficace.
Je pense pouvoir dire que je parle ….. une langue le Français, même si comprendre des ados dans le métro parisien devient de plus en plus difficile…
Pour ma part, j’en parle 4, dans l’ordre où je les ai apprises ça donne :
-Français (langue maternelle)
-Allemand (1ère langue étrangère… et 1ère prof elle-même allemande, d’où un niveau très élevé)
-Anglais (obligatoire aujourd’hui…)
-Polonais (suite à un pari d’étudiant idiot, mais aujourd’hui, ça me sert dans mon boulot…)
Plus quelques notions de base en néerlandais (ayant des origines flamandes et parlant déjà couramment allemand et anglais, c’était quasi-naturel pour moi) et de hongrois…
Donc, vous voulez dire que l’allemand pourrait être plus difficile que le russe? D’après ce j’ai lu de votre post, je peux dire que vous avez ei plus de mal à apprendre l’allemand que le russe, bien que j’ai entendu dire le contraire. J’aimerais lire votre opinion.
La facilité à apprendre une langue dépend beaucoup de la motivation. L’allemand est peut-être globalement plus facile à apprendre que le russe pour un francophone, mais j’étais beaucoup plus motivé pour le russe. Je continue à pratiquer le russe tous les jours (je me suis amélioré depuis que j’ai écrit cet article), j’ai essayé de me remettre à l’allemand mais je n’ai pas réussi à finir le perfectionnement allemand Assimil que j’ai depuis un an.
Le slovaque et le russe sont des langues slaves, Moi je suis Slovaque, mais ma lanque maternelle c’est le hongrois, étant donné que j’habite dans un milieu bilingue.
En parlant le slovaque je n’ai pas de problème pour parler et d’écrire le tchèque (presque à 100 %). Parmi les autres langues slaves que je peux comprendre, il y a le polonais, le slovène, le russe et serco-croate.
D’après différentes sources on estime qu’on peut dire « parler une langue » à partir de 1 500 mots, seuil où on peut tout dire ou presque éventuellement en usant de stratégies de contournement. La radio « la voix de l’Amérique » qui émettait à destination des pays de l’est avait un glossaire obligatoire limité 1 500 mots pour ses speakers qui devaient avoir de plus un débit de parole limité (-25 %).
Article très utile ! Je complèterais en disant que cette conversation devient presque plus difficile avec l’âge : les gens qui m’ont vu débrouiller des situations en serbo-croate il y a 20 ans n’arrivent tout simplement pas à me croire quand je dis gue j’ai oublié cette langue.
Donc maintenant quand on me pose la question « combien de langues » je réponds… Que ça dépend des saisons ! Au gré des déplacements pro ou perso, j’apprends un peu une langue, puis je l’oublie.
On perçoit alors parfois de l’incompréhension, mais aussi de la déception : la personne ne pourra pas raconter qu’elle a rencontré un type qui « parle parfaitement 20 langues ».
Sinon dans certains contextes on peut toujours dire « je maîtrise 6 millions de formes de communication » sur un ton robotique – mais il faut être sûr que l’interlocuteur saisira la référence.